Faire l’amour à trois ou à quatre. Sauter la clôture. De plus en plus d’amants en parlent ouvertement. Mais passent-ils à l’acte? Notre journaliste est allée y voir de plus près.
« Autour de nous, plein de couples partagent leur lit avec d’autres. » Cette remarque d’une amie, lancée en plein resto, est arrivée comme un cheveu sur mon carpaccio. J’ai ouvert grand les yeux. Elle en a rajouté : la pratique serait aussi courante que la garde partagée! Je suis installée depuis quatre ans avec mon Jules et il ne m’est jamais venu à l’idée de m’envoyer en l’air avec un Jim. Encore moins devant lui! Cela fait-il de moi la dernière des Mohicans monogames? Les libertins sont-ils devenus légion, comme on le prétend dans les soupers?
J’ai voulu savoir. Dans un club échangiste, un resto (un autre!) et un bal érotique, j’ai discuté avec des couples « olé olé ». J’ai aussi interviewé plusieurs experts en matière de sexe. Ce que j’ai retenu de ce voyage initiatique? Qu’à peu près un couple sur quatre vit (ou a déjà vécu) des expériences « extraconjugales ». Qu’il est de bon ton, aujourd’hui, de parler de ses fantasmes entre amoureux, mais que peu d’entre eux osent passer à l’acte… Envie d’essayer? Suivez-moi!
Le samedi, à l’Orage, rue Saint-Hubert, à Montréal, c’est la soirée des couples et des femmes seules. Mon conjoint a accepté de m’accompagner. J’enfile ma jupe la plus mini et mon top le plus sexy – je réaliserai bien vite que la tenue décontractée est de mise.
À la porte, le préposé nous souhaite la bienvenue, encaisse les droits d’entrée – 75 $ pour deux (tarif non-membres), plus le pourboire. Il nous indique où se trouvent les serviettes, les douches et le bain à remous.
J’ai besoin d’un petit remontant.
Accoudés au bar, les gens s’observent et flirtent un peu. Sur la piste de danse, des corps se déhanchent sur le refrain de Lady Marmalade, « Voulez-vous coucher avec moi ce soiiiiiir? » Il est 23 h 30, tous les chats sont gris.
Nous filons vers le lounge aux rideaux de velours rouge. Mon petit doigt me dit qu’il se passe des choses derrière. Mon chum ose jeter un œil et me fait le compte rendu : un type à demi vêtu se fait masser, un autre abandonne son auguste appareil à des mains expertes. Je ne suis pas prête à franchir le mur des merveilles.
Personne ne nous aborde. Je prends les devants et invite Luc* (les prénoms marqués d’un astérisque sont fictifs), 47 ans, à s’asseoir avec nous. Il est naturiste, a de grands enfants et va bientôt se marier. Lui et sa future épouse forment un couple ouvert depuis peu. Elle apparaît – la jeune quarantaine et l’air peu commode – et le tire par la manche.
Paul* et Lyne* se joignent à nous. Il a 52 ans, elle, 45. Lyne est déjà grand-mère. Ces habitués se sont rencontrés ici. Ils remarquent qu’il y a de plus en plus de nouveaux visages. « Ça reflète l’ouverture de la société », pense Lyne. Plus loin, deux couples dans la trentaine discutent en cercle fermé, les yeux brillants.
Après mon deuxième verre, je me risque derrière les lourds rideaux et monte au premier étage, mon chéri à ma suite. On dirait une galerie d’art exhibitionniste où chaque salle (en fait, des chambres ouvertes) présente des tableaux de jambes en l’air. Dans les lits, ça s’agite et ça gémit… Pour participer aux ébats d’un couple, suffit de demander. La plupart se contentent d’observer, mi-gênés, mi-amusés. J’ai du mal à fixer mon regard sur ces scènes de porno en direct.
Plus on monte d’étages, plus il y a du monde et plus c’est chaud. Des gens baisent côte à côte ou se caressent à qui mieux mieux. Sur la terrasse, un quatuor s’excite dans le spa. Maillots en moins.
Un peu sonnés, nous regagnons le rez-de-chaussée. Il est minuit, il n’y a plus un chat au bar. J’ai la tête qui tourne et une furieuse envie de dormir…
Mais le sujet continue de m’intriguer. Combien d’amoureux laissent ainsi des intrus s’immiscer dans leur intimité? Sur notre page Facebook, j’ai posé la question : « Seriez-vous prêtes à ouvrir votre couple pour le pimenter? » Surprise : la moitié des répondantes ont dit oui! Le sociologue Martin Blais, professeur au Département de sexologie de l’UQAM et chercheur principal pour le projet ÉPRIS (Étude des Parcours Relationnels Intimes et Sexuels) n’a pas paru étonné des résultats de mon sondage maison. « Avec la libéralisation des mœurs, les gens rejettent la tyrannie des modèles traditionnels et cherchent à s’épanouir. Pour certains, c’est à travers toutes sortes de configurations relationnelles : polyamour, échangisme, triolisme, mélangisme, alouette! Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’on assiste à une vague de libertinage, s’empresse-t-il d’ajouter. Les règles ont beau s’assouplir et laisser place à de nouveaux modèles, le couple monogame demeure le courant dominant. »
Pour expliquer ce qu’il qualifie tout de même de « tendance lourde », Martin Blais rappelle les métamorphoses socioéconomiques successives qu’a connues le Québec au cours du dernier siècle : on a assisté à l’abandon de la religion catholique, à la hausse du niveau de vie, à l’entrée des femmes sur le marché du travail et à leur nouvelle prospérité… Conséquence : les besoins ont changé, y compris ceux du champ amoureux. « On ne s’engage plus pour assurer sa sécurité financière ni pour appartenir à un clan. On vise la satisfaction dans la relation et la sexualité. »
Et les attentes sont élevées. Chacun revendique sa place au soleil afin de se réaliser et de s’exprimer en toute liberté. Certains vont jusqu’à négocier des ententes pour sortir de la monogamie. Tous les experts le disent : la nouveauté, c’est qu’aujourd’hui les couples osent s’avouer leurs fantasmes et les vivre ensemble (ou pas).
Les (vrais) libertins l’admettent cependant : c’est facile de prétendre qu’on est ouvert, mais ça ne se fait pas en criant lapin. « C’est super complexe ! », avoue René*, qui a connu toutes les formes de libertinage. Aujourd’hui, il se définit comme polyamoureux – il entretient simultanément une relation sentimentale avec deux partenaires, sa « première » et sa « seconde », au vu et au su de chacune. « Avoir une blonde, c’est compliqué, imagine deux! On passe par plusieurs étapes avant d’en arriver là. »
La première relation est rarement ouverte, constate Marie-France Goyer, assistante de recherche pour le projet ÉPRIS. « La plupart de ceux qui adoptent ce type d’union ont d’abord été en couple monogame, pour réaliser que ça ne répondait pas à leurs besoins. »Mais il y a un prix à payer pour ce tango à trois (ou plus). Primo, il ne se danse pas sans règles, comme le révèlent les réponses recueillies sur Facebook. Catherine,
20 ans, déclare : « J’aurais d’abord une bonne discussion avec mon partenaire pour que chacun sache à quoi s’en tenir. » Véronique, 30 ans : « Si on devenait un couple ouvert, ce serait ensemble! Le seul fait de l’imaginer nous émoustille. » Hélène, 36 ans : « Je suis pour le libertinage pratiqué selon des règles, dans la confiance et le respect. » Maxime, 30 ans : « On a conclu que si l’un de nous va voir ailleurs, il n’en dit rien à l’autre. Si l’un de nous souhaite mettre fin à cette entente, on arrête tout. » Ces conditions, que la plupart des couples ouverts – ou qui rêvent de l’être – s’imposent et renégocient au fil des rencontres et des expériences, servent à préserver la relation principale, fait observer le sociologue Martin Blais. « Ce n’est pas le free for all ! »
Sous des airs de grande liberté, il y a donc une volonté d’encadrer la sexualité et de contrôler celle de l’autre, croit la sexologue Jocelyne Robert. « C’est une chose de définir sa notion de fidélité. C’en est une autre de baliser ses aventures. »
Deuzio, outre ses pas, il faut définir la piste de danse. Que faire, si on tombe amoureux d’un tiers? Si l’attirance envers une personne du même sexe est plus forte? La confusion et la jalousie ne sont jamais très loin… et le regard d’autrui est pesant. « Il y a toujours cette peur d’être jugé par la famille, les amis, observe René. Tu mènes une double vie. » Lui et sa « première » sont « partiellement » sortis du placard, après 14 ans de vie commune. Mais ils cachent toujours leur entente à leurs parents. « Ils trouveraient ça inacceptable. La norme demeure le mariage avec la robe blanche. Sur Facebook, tu ne peux pas cocher “En couple avec X et Y” »!
Tertio, très souvent, il y en a un qui dirige, l’homme, en l’occurrence, soutient Jocelyne Robert. « La femme consent et finit par y trouver son compte, mais elle a l’impression de répondre aux besoins de son partenaire », dit l’auteure de l’ouvrage Le sexe en mal d’amour, qui s’appuie sur de nombreux témoignages reçus à l’issue de conférences ou de rencontres qu’elle a animées.
Vendredi soir, dans un resto du centre-ville. J’ai rendez-vous avec un couple échangiste, deux professionnels bon chic bon genre. Appelons-les Alison* et Larry*. Alison a 37 ans, elle habite la banlieue et a trois jeunes enfants. Elle a quitté leur père il y a un an. Larry a 41 ans, un condo dans la métropole, une fillette de 3 ans et il est séparé depuis quelques mois. Tous deux se sont rencontrés grâce à une petite annonce d’Alison sur le site Craiglist, entre les tondeuses et les machines à laver : « Nouvellement célibataire, je cherche un peu d’excitation dans ma vie. »
En deux jours, elle a reçu 400 réponses – presque toutes d’hommes mariés –, dont celle de Larry. À ce moment-là, son couple battait de l’aile. Il a eu envie de la séduire. Alison est devenue secrètement son amante. Puis il l’a présentée à sa conjointe. « Mais mon ex ne prenait pas plaisir à faire l’amour à trois. » Il a rompu et continué à fréquenter Alison, de qui il ne peut plus se passer. Mais les règles du jeu sont claires : ils forment un couple ouvert. « Je sais qu’avec Larry, il y aura toujours d’autres femmes, dit Alison. Je n’ai pas envie pour l’instant de me lancer dans une relation sérieuse. Je ne cherche pas un père pour mes enfants ni un pourvoyeur qui me fera vivre, mais quelqu’un qui me fera vibrer. »
Jusqu’à tout récemment, ils n’avaient pas encore vécu ensemble d’expériences significatives avec d’autres couples. Malgré leurs mille et une démarches pour trouver le match parfait sur le Web, dans des clubs échangistes et des soirées privées à Montréal, Los Angeles, San Francisco et San Diego. « Il faut qu’il y ait une complicité à quatre, explique Larry. Il y a tout un processus de sélection. » Il me tend son cellulaire sur lequel il fait défiler des photos d’un couple avec qui ils ont correspondu. La femme a les cheveux blond platine et des jambes interminables, l’homme est un peu chauve et bedonnant. Un millionnaire et son trophée. « C’est difficile de trouver des gens à notre image, remarque Alison. Pour moi, le sexe doit se faire dans le plaisir et le respect. »
Elle voit plein de gens séparés autour d’elle, ou qui entretiennent une aventure. Elle en déduit que le couple traditionnel est un échec. Larry porte aussi un regard cynique. « Habiter ensemble permet de payer l’hypothèque. Moi, je préfère vivre quelque chose de passionnant plutôt que de manquer de transparence. » Il reconnaît toutefois que c’est lui qui a poussé sa compagne à essayer l’échangisme. « Au départ, j’ai accepté pour lui faire plaisir, dit Alison. Je le vis maintenant comme une expérience amusante. » Y a-t-il un risque que l’un ou l’autre s’entiche d’un tiers? « Oui, affirme Alison. Ce genre de situation implique forcément une attirance. Je pourrais partir avec un autre. » Larry n’est pas d’accord. Pour lui, l’échangisme ne fait qu’accroître l’amour qu’il porte à Alison. « Mais si elle part, tant pis. Ça arrivera tôt ou tard. »
« Qu’on l’appelle comme on veut, le libertinage est un laissez-passer pour contourner la difficulté d’être en couple. » Pour Jocelyne Robert, ça n’a rien de nouveau. Même que, selon elle, l’amour libre des années 1960 était pas mal plus flyé! « Il y avait cette espèce d’appel de la chair et d’amour universel. Aujourd’hui, le sexe est une chose codifiée. On organise ses infidélités sur des sites spécialisés, on les inscrit à l’agenda. On gère la sexualité. C’est un peu triste, finalement. Et c’est tout le contraire de l’érotisme. »
Et, au final, à quoi tout cela rime-t-il? Est-ce une façon d’alimenter le désir et de mettre du pep dans un duo en perte de vitesse? Le thérapeute conjugal Michel Lemieux ne le croit pas.
« Sur le coup, les couples en retirent de l’excitation. Mais c’est de courte durée, dit ce vieux routier qui officie à Saint-Lambert. Au lieu de régler le problème, ils en créent un nouveau. »
Au fond, ce qui fait souffrir, souligne Jocelyne Robert, c’est le mensonge. Certains calculent que s’ils entretiennent un couple ouvert, ils n’auront plus mal. « Ce n’est pas faux, mais le sentiment de ne plus être unique fait mal aussi. »
« On a beau discuter entre nous de nos amours, il y a toujours un risque de blessure et de jalousie, admet René. Ça joue sur la confiance et l’estime de soi. Et ça ouvre la porte à de nouvelles flammes. »
Selon vous, est-ce que le jeu en vaut la chandelle? Réagissez en laissant votre commentaire ci-dessous.
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